Le cŒur des lOuves

Il me faudrait un violoncelle, une contrebasse, pour te raconter le Cœur des lOuves.
Il me faudrait la puissance de la corde et ses vibrations pour t'emmener sur le chemin de la tourbe et de l'argile et de la terre encore meuble.
Il faudrait la résonance de la caisse pour que tu grattes et tu creuses, quiet et serein, sous l'humus et la mousse, les couches et les strates, les étages et les géologies intimes. Pour que tu creuses encore, malgré la peau noire là où les ongles sont arrachés, malgré la pluie froide qui te glace sous la chair.
Il faudrait la rondeur du bois pour que, confiant, tu déposes ton squelette nu au creux de cette terre-puits. De cette terre-source. De cette terre-lac.
Tu laisserais passer l'hiver. Tu traverserais les âges et le lac. Et sur la rive, tu ferais danser tes os, tu ferais ululer ton cri. Tu te rallierais à ce qui est tien, libre enfin. Tu serais loup-phénix, vivant, avec en pépite, le cœur qui palpite, à son rythme animal.

Je n'ai pas de violoncelle, je suis bien trop petite pour atteindre le haut des contrebasses. Et Le cœur des louves, je n'ai pas envie de te le raconter. je préfèrerais que tu le lises. Et que tu voies ce que ça te fait à toi (et ça, si tu veux, cette partie-là, tu peux me la raconter).


Célia & Alice. Alice & Célia. céli-A-lice. Cinq lettres qu'elles partagent. Les mêmes, pour dire la même animalité. Pas dans le même ordre, pour dire la différente humanité.L'une et l'autre. L'une est l'autre.

 Le temps coule, passe et repasse, là où se confondent les âges. Le temps se superpose.
"C'était au soir de la Saint-Jean". (p.7)
"L'automne s'était étiré comme un chat. Mais c'était bien fini. Le chat était assoupi, roulé en boule dans les écharpes de givre de l'hiver." (p.44)
"Le petit matin écrase maintenant ses pastels mauves et jaunes au sommet des montagnes". (p.189)
"Célia et Alice, dans l'écrin des montagnes grises aux premiers jours dépouillés de l'hiver, tantôt louves, tantôt femmes. Les heures s'écoulent lentement, avec simplicité, en dehors du monde et dans le même temps au cœur du monde. Elles parcourent les crêtes dans le matin pâle." (p.400)
 "Ils sont arrivés dans le silence blême du matin. [...] C'était peu avant le jour de Noël. Le solstice d'hiver. La plus longue nuit de l'année achevait à peine de s'effilocher en lambeaux gris derrière les montagnes. La neige fondait en plaques boueuses, mais le ciel bas et laiteux à peine éclos promettait de nouvelles averses. Ce n'était qu'une accalmie." (p. 468)
"Je suis allée par les bois et les combes et les chemins et les sentes comme une louve durant des mois." (p.470)

La maison, le village, les bois, la montagne crépitent et chuchotent et  frémissent et susurrent.
"Le bois vermoulu se dilate, craque, geint quand les rayons viennent se planter en plein midi. Le soir, il soupire en retrouvant la fraîcheur de la nuit." (p.27)

Il y a les odeurs aussi. Tellement d'odeurs. Les corps sentent, les bois sentent, la chaleur sent, l'animal sent, la peur sent, la rage sent.
"Sueur et feu de bois. De son corps émane une odeur forte" (p.112)
"Il y a sa respiration paisible, le parfum boisé de ses cheveux blonds, sa peau blanche sous la laine du pull." (p.122)
"Je suis louve. Je sens. Le souvenir ancien d'un savon sur la peau. La senteur âcre de la colère, celle un peu fade de la fatigue, celle un peu piquante de la peur. Je frissonne." (p.303)
"Elles s'enfoncent au cœur des forêts de résineux sur des sentes de bêtes. Cueillent des champignons au duvet noir et à l'odeur presque animale. Elles ramassent des noisettes, en remplissent un sac. Sous des ombrelles blanches achevant de se faner, les ongles de Célia fouillent la terre qui accouche de racines blanches et longues à la saveur de carottes. Elles barbouillent leurs lèvres du jus acide des premières arbouses." (p.400)

Le village
"Ici, ils oublient jamais. Comme si leur mémoire venait se graver dans la montagne. Il faut des millions d'années pour qu'ils oublient et qu'ils pardonnent. Et pourtant, si tu savais... Eux aussi ils en ont des secrets. Des choses immondes qu'ils planquent dans des placards." (p.122)
"Les gens du village étaient saisis par la peur, les rumeurs les plus folles couraient de bouche en bouche dans les ruelles étroites. les gens étaient subitement devenus fous, enragés." (p.394)

L'enfant
"Alors le cœur de la petite fille se remettait à battre. Le silence lourd refluait jusque dans les coins obscurs de la vieille maison. Elle faisait bouger lentement ses doigts, un à un, et puis elle battait des bras à la manière des oiseaux pour chasser les derniers lambeaux d'apesanteur qui s'accrochaient à elle. Enfin, elle dévalait les escaliers, totalement libéré du sortilège.
Avec le temps, elle avait appris à goûter ce silence. A se mouvoir avec cette cape lourde et écarlate sur les épaules. Et il lui semblait même que ce manteau lui était devenu indispensable. Une sorte d'armure sans laquelle elle n'aurait pu être au monde. Un cocon qui la protégeait des autres. Qui même au milieu d'une foule furieuse l'aurait isolée de tous les dangers. Aux mots, à la colère, aux regards, aux mouvements désordonnés du monde, elle opposait le silence. Un silence absolu. Une absence qui la rendait inaccessible. Presque invisible." (p.23)

La louve
"Il y a là-bas, sur la berge, une bête. Une bête grise qui marche sur quatre pattes. Un loup. Un loup aperçu sur les murailles l'autre soir. Et de la gueule de l'animal monte une plainte sourde dont les échos n'en finissent pas de rebondir sur le miroir de l'eau." (p.117)

La femme
"Je n'étais plus une femme. Je n'étais pas tout à fait une bête. J'étais tout cela à la fois. La fourrure sur mes épaules et le sang en rivières brunes sur ma chair blanche et mon crâne pelé et mon sexe noir et gonflé et mon ventre qui s'arrondissait et le rire dans ma gorge qui s'est mis à enfler, à enfler tellement que le rire s'est changé en cri et le cri en hurlement. %Un hurlement qui ne m'appartenait plus. Un hurlement qui provenait du ventre et du cœur de la montagne et qui faisait trembler jusqu'aux sommets." (p. 469)

"Je suis louve. Je suis louve et je vais sur deux pieds.Je suis femme et je hurle à la nuit. Je suis louve à la peau de femme et je suis femme aux crocs de louve. [...] La louve se love en moi, m'envahit et me remplit. Elle est le cocon souple de mon cœur, de mon foie, de ma rate, de mes poumons, de mon utérus. Mes entrailles remuantes : un trésor palpitant déposé et offert dans un écrin de poils soyeux. Mes os des lianes solides. mes veines et ses veines, des écheveaux de sang tressés, vibrant sous ma peau nue. [...] La même pulsation. Sous la peau lisse et humide du ventre des crapauds. Au duvet tiède des oreilles du lièvre. Dans l'écorce profondément ridée du grand chêne. Dans le parfum du thym, du ciste, de la fougère et des bruyères foulées. Dans le sang des lactaires qui éclabousse les sous-bois. Dans l’œil égyptien de la perdrix courroucée. Sous la fine coquille brune de l’œuf déniché que mes dents viennent percer, et, dans ma bouche, la vie toute entière.
[...] Chaque étoile accrochée à son encolure venant tinter comme des perles de verre à mes oreilles. L'échine de la nuit alors frissonne et se tend et la nuit se cabre et rue et piaffe." (p.398-399)


D'autres phrases en vrac
"T'es faite pour résister aux orages" (p.123)
"Il m'a lancé des mots coupants comme du verre et soudain j'ai eu peur." (p.204)
"Quand les oiseaux font des bonds, ça la chatouille la Quimette. Ça la chatouille et ça la fait rire." (p.251)

Le coeur des louves
de Stéphane Servant (il a dû faire toutes les guerres pour être louve aujourd'hui)
photo de la couverture par la libre racine & fleur Louise Markise

 

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